Longtemps rêvée, souvent redoutée sans pour autant y renoncer, cette grande traversée à la voile m’a permis d’apprivoiser mes sens et m’a ouvert les portes de ce désert d’eau de mer qu’est l’océan.
Vous êtes prêts ? On part traverser l’Atlantique en voilier. Ça va être long, j’espère que vous aimez le poisson…et les bananes !
Le voyage commence au Cap Vert, à Mindelo. Une escale de 5 jours après les 2 premières étapes de cette traversée n’est pas du luxe, avec du repos et un avitaillement nécessaires de prévus, mais pas seulement. Quitte à être ici, autant visiter un peu ces terres arides qui je suis sûre, recèlent de mille secrets.
Impossible de trouver le sommeil à terre, moi qui dors si bien en mer. La complainte des amarres à quai n’y est certainement pas étrangère. Un nouveau surnom m’a été donné par Anne-Céline : la marmotte des mers. Bien que mon attachement à la montagne soit réel, cela reflète surtout ma formidable propension à dormir en navigation.
Pour autant, j’ai été d’attaque pour les visites, les lessives, les apéros etc. J’ai pris le temps d’aller à la rencontre des autres participants du Rallye, chose que j’avais mise de côté à la Palma pour me concentrer sur mon nouvel équipage.
Cela commence donc au bar de la marina le 1er soir, par une discussion avec Loris et Vincent qui arrivent à me convaincre de poursuivre mon voyage à la voile malgré mon mal de mer récalcitrant. OK, je vais apprendre à conditionner mon cerveau, mais vous êtes déjà au courant.
Le lendemain, après une matinée tranquille, l’équipage de Bielle part en excursion pour aller découvrir Sao Vincente, l’île de Cesaria Evora. On passe par des paysages désertiques parsemés de-ci de-là de quelques maisons en cours de fabrication, très peu d’arbres hormis ponctuellement dans des sortes de petites oasis. C’est très minéral. Ici, les constructions se font au compte goutte, il suffit pour être propriétaire d’un terrain, d’avoir une maison dessus, même si elle n’est pas finie. Les capverdiens peuvent mettre 30 ans à la finir, le terrain est à eux. L’île n’est pourtant pas grande, elle doit faire approximativement 40km sur 20, et on se retrouve vite sur le littoral de l’autre côté.
On se baigne alors dans une piscine naturelle à flanc de volcan. L’eau est bonne, un régal pour nos corps transpirants. On sent bien l’influence de l’Afrique toute proche, non seulement dans l’architecture de Mindelo mais aussi dans le climat sec et chaud. Rien à voir avec la fine pluie quotidienne de La Palma. Nous poursuivons notre route en longeant 10km de plage de sable blanc très bien fournie en tubes, de quoi faire pâlir d’envie les surfers. Et toujours ce désert de roches noires aux reliefs volcaniques. Après une courte escale dans une petite baie abritée des courants, nous rentrons à Mindelo. Mon équipage décide de se rendre le lendemain sur l’île voisine, Santa Antao, où paraît-il, il y a de la verdure et…une distillerie de rhum, tiens donc ! Il faut se lever à 6h pour prendre la navette. Très peu pour moi qui ressens encore les affres du manque de sommeil, je passerai ma journée tranquille, seule au bateau.
Malgré ma soif de découvertes, je décide d’écouter mon corps. Et puis je discute avec Ludo, l’un des bretons de mon âge “on va faire un tour de l’île, ça te dit de venir avec nous ?” Adieu sieste et farniente sur le bateau, je pars avec cette nouvelle équipe. Et finalement, malgré la fatigue, ça fait du bien de me retrouver avec des gens de mon âge et de couper un peu avec mon équipage. Je fais donc plus ample connaissance avec Marine, Alex, Flo, Ludo, Oriane et Ben. On monte d’abord en haut du Monte Verde, point culminant de l’île nous offrant un superbe panorama à 360 degrés, puis on se retrouve dans un petit resto sur le littoral proche de la piscine naturelle de la veille, buffet à volonté, musique et danse capverdiennes, tout public confondu, capverdiens, touristes, jeunes, vieux… C’est la fête et c’est très chouette. On va ensuite à la plage de Salamansa, spot de kitesurf (nous n’en aurons vu aucun) où Flo, Ludo et moi nous baignons dans les grosses vagues en faisant du “bodysurf”. Le but du jeu est de surfer sur les vagues avec nos corps puisque nous n’avons pas de planches. Si la vague est trop grosse, on plonge dessous juste avant qu’elle ne casse. Après quelques essais infructueux et des drainages rhinopharyngés à répétition, j’arrive enfin à surfer sur la vague oh yeeeah…avant un nouveau lavage des sinus. Hilare, j’y retourne. Une vraie gosse ! Quand les vagues deviennent vraiment grosses, je fais marche arrière et les gars finissent vite par sortir eux aussi de l’eau.
On rentre à Mindelo rincés et on enchaîne sur l’apéro qui se poursuit tard, évidemment. Je me retrouve à jouer de la guitare à 1h du matin sur Ora, le trimaran de mes nouveaux potes, avant d’aller m’écrouler de sommeil dans ma cabine. L’inconvénient sur la goelette, c’est que tout le monde se lève tôt et qu’avec la chaleur, on peut dire adieu aux grasses matinées. Il ne fait pas bon vivre comme un papillon de nuit, les matins sont difficiles.
Finalement, il s’avère que l’organisation du Rallye a prévu la même excursion que celle qu’a faite mon équipage sur l’île voisine. Qu’à cela ne tienne, cette fois-ci je suis de la partie ! Je laisse mon équipage à la Marina et file avec Nolwenn, Loris, Vincent et Cédric pour cette journée d’excursion. Lever 6h, mais quand vais-je dormir bon sang ?!
Les paysages sont magnifiques. Entre des déserts de pierres, des cirques de verdure se sont creusés dans les entrailles de cette île bien plus grande que sa voisine. Les reliefs acérés me rappellent ceux de la Réunion, encore, mais sans l’émotion habituellement associée. Serais-je blasée ou simplement très fatiguée ? Le littoral de roches sombres soumis à l’assaut des vagues blanches d’écume crée des contrastes clair-obscurs magnifiques sous mes yeux fatigués mais éblouis. J’aurais aimé avoir le temps et l’énergie d’évoluer dans ce milieu à pieds plutôt qu’en bus de touristes. Mon indépendance à vélo se rappelle violemment à moi. J’apprécie chaque moment de ma vie actuelle, pour rien au monde je ne voudrais interrompre ce voyage. Mais j’ai tout de même hâte de redevenir seule à décider, chose que j’ai du mal à faire en mode “stop” où je me fais un devoir de m’adapter en toute circonstance.
Après avoir passé une agréable journée en très bonne compagnie, on se retrouve tous devant le bateau de Loris. Son père et lui ont invité un capverdien à la voix sublime pour chanter sur leur bateau pendant l’apéro de ponton. Dorade et Bonite en carpaccio sont servies, fruits de la pêche de quelques bateaux du Rallye entre les Canaries et le Cap Vert. S’ensuit un buffet à volonté offert par le Rallye…que la fête continue ! Un peu trop d’ailleurs, on a beau être le 21 novembre, l’idée de me coucher à 3h et demi n’était pas bonne. Du tout. Le lendemain, je ressens avec difficulté le poids de mes 28 ans, mes 4h de sommeil ne m’aidant pas à récupérer aussi bien des frasques de la veille qu’à 20 ans. C’est donc à fleur de peau que je subis cette journée censée être spéciale (que nenni ! ). A chaque petit mot bienveillant de mes proches, je fonds en larmes, perdant totalement le contrôle de mes émotions. Je ne peux néanmoins m’en prendre qu’à moi-même. Voilà ce qui arrive quand je refuse d’écouter mon corps qui n’aspire qu’à du repos plutôt qu’à faire la fête. Vient s’ajouter à cela le stress de la traversée. Vais-je être malade pendant 2 semaines ? Anne-Céline m’a préparé un gâteau d’anniversaire, attention très touchante de mon équipage qui me fait souffler une bougie dessus. Mais impossible d’avaler quoi que ce soit, j’ai l’estomac noué. J’essaie de faire honneur à son gâteau tout de même, avec difficulté même s’il est très bon, et pars me coucher, noyer mes angoisses dans le sommeil.
22 novembre
Ce matin, lever stressée donc, et envie de pleurer pour tout et n’importe quoi, encore. Comment évacuer ce stress qui pourrit cette journée s’annonçant inoubliable ? Le seul moyen est d’enlever la source de stress, me dis-je, replongeant 10 ans en arrière lors de mes années d’études de médecine, retrouvailles avec de vieux démons. Je colle 1/2 patch de Scopolamine en prévention derrière mon oreille, de toute façon, mon état plus qu’avancé de fatigue ne pourra pas être pire.
Le départ est lancé à 10h à la corne de brume depuis le bar de la marina, en mode Les 24h du Mans. On part du café au coup d’envoi, chacun rejoint son bateau et part. L’angoisse et la fatigue doivent se lire sur mon visage, car Cédric m’accoste en partant : “Tu vas voir, ça va bien se passer. Quand t’es pas bien, ferme les yeux et pense à des prairies, de grandes prairies vertes, des forêts et des lacs !” me dit-il. Je suis touchée par ce quarantenaire hyperactif et nombreux autres du rallye si attentionnés envers moi. Merci, merci…
Et c’est parti ! On lève les amarres et les pare-battes, on hisse les voiles et nous voilà en route pour traverser l’océan Atlantique en direction de la mer des Caraïbes !
Une fois le départ pris, sur le bateau, je sens comme par magie mon mal me quitter. Enlever la source de stress. Ou s’y confronter. Face à elle, la peur s’envole, comme lorsque je me retrouvais enfin à remplir ma feuille d’examen lors du concours de médecine. L’esprit se recadre et reprend le droit chemin. Toucher le fond, pour mieux remonter. Je participe aux manœuvres et j’ai faim, c’est bon signe. “Quand l’appétit va, tout va” dirait Obélix.
Tous ces bateaux à l’horizon, loin devant nous sont comme de petits émissaires envoyés pour ouvrir notre route. C’est beau. J’en profite avant de n’en avoir plus aucun à admirer parce qu’ils filent trop vite par rapport à nous. Déjà certains ne sont plus visibles et l’on n’aperçoit plus que des points sur l’horizon en fin d’après midi. Mes potes bretons sont partis droit devant, ils prévoient de faire la traversée en 10 à 12 jours. De notre côté les pronostics tournent plutôt autour des 15 jours. Ce gros challenge que je me suis lancée à moi-même d’arriver à conditionner mon esprit lors de cette traversée, comme si faire le tour des continents à vélo ne suffisait pas, est plutôt bien parti. J’en suis capable. Et je vais bien, il va falloir que cela s’incruste profondément dans mon cerveau.
La mer est calme et le vent faible. On avance à 2-3 noeuds, parfois 3-4 mais dans la bonne direction. A la voile, on a pas d’autre choix que de suivre le vent. C’est tranquille, je participe à la cuisine dans la cale à midi et passe une grosse partie de la journée sur le pont, de la musique dans les oreilles en regardant s’éloigner la côte. La lune est pleine et nous éclaire presque comme en plein jour. Elle veille sur nous.
23 novembre
Le blanc laiteux des nuages accueille à leur surface crémeuse un globe de fromage illuminant le ciel d’une pâleur nocturne. Les cieux et la mer jouent dans un face à face subtil. Le vent est monté à 25 noeuds et nous filons à toute vitesse vers les Antilles, à 8-9 noeuds voire 11 par moments. Les vagues sont belles, la houle bien formée mais je ne suis plus malade. Ô joie, ô bonheur que de renouer avec cet élément terrible et fascinant qu’est la haute mer, réconciliation prodigue ! Je vais bien. JE VAIS BIEN. A force de mentaliser chaque lettre, profond bourrage de crâne volontaire, et d’auto-persuasion, cette affirmation s’imprègne dans mon cerveau malléable et devient vérité générale. La puissance de l’esprit humain me surprendra toujours.
Journée calme, soleil et vent, on avance. Je dors beaucoup. Le vent fait courir des ridules sur les flots les gonflant en de grosses vagues sur lesquelles glisse joyeusement notre embarcation. 2 jours sont passés, sans trop de difficultés pour conditionner mon mental. Je mange bien, ce qui est bon signe, et le moral est bon.
Je ne connaissais pas cette sensation avant la Scopolamine mais j’ai les yeux lourds, comme s’ils pesaient une tonne chacun, avec difficulté à l’accomodation. De mon poste d’observation, allongée sur la banquette du cockpit, je ne peux pas lire les chiffres des écrans de contrôle qui sont à 2m de moi. Heureusement, je vois bien lorsque je me rapproche ou que je cherche de possibles bateaux au loin. Ce doit être une belle saloperie pour être aussi puissant, mais c’est efficace alors je la tolère. Je préfère être myope temporairement que de vomir.
24 novembre
Levée à 11h, il fait beau, le vent a légèrement faibli et nous ne faisons plus que du 6 à 7 noeuds, toujours au grand largue. Après le petit déjeuner, je profite d’être seule dans le cockpit pour sortir mon violon. Ça roule, c’est pas évident mais en fixant l’horizon j’arrive à me concentrer sur ce que je joue.
La houle a un peu faibli aussi. Hier soir, il n’aurait franchement pas fallu tomber à la mer. Il ne le faut jamais. Je ne compte plus le nombre de fois où l’on m’a dit : “Si tu tombes à l’eau, t’es morte” ce qui malheureusement est vrai 9 fois sur 10, la manœuvre de récupération étant extrêmement difficile, surtout par mer agitée.
J’ai encore des bleus plein les genoux. Lors de mon premier quart je me suis faite éjecter contre une banquette, les genoux en plein dans la tranche. J’en ai claqué des dents de douleur.
25 novembre
Habituée depuis les débuts de ma vie étudiante à vivre en colocation, j’en ai une de plus au compteur. Celle de la transatlantique avec la famille Bielle sur le bateau éponyme.
Les liens sont forts, peut-être de par la promiscuité obligatoire ou bien l’énergie en mer qui exacerbe tout. Il y a Philippe, le dévoreur de livres. S’il ne lit pas un nouveau bouquin, c’est qu’il fait des sudoku ou la sieste ! Robert, mon acolyte de vaisselle, et lui ne manquent jamais de blagues en tout genre et s’enquièrent souvent de “comment va la p’tite ?”. Le soir, Dominique et Robert s’affrontent dans de longues parties d’échec. Je me surprends à être inquiète quand Dominique, passionné de la mer, se promène comme souvent sur le pont ou fait la vigie debout au poste de commandes, j’ai toujours peur qu’il tombe à l’eau. Lui aussi, il en a des anecdotes à raconter et aurait largement de quoi écrire ses mémoires.
Il y a aussi Anne-Céline avec qui chaque jour, nos liens se renforcent, confidences et soutien féminin réciproques dans cet équipage principalement masculin. Une belle amitié est née. Paul, l’aventurier écolo et musicien, cuisinier artistique (il y a toujours un ingrédient secret dans ses plats), est lui aussi une pièce rapportée de l’équipage initialement prévu. L’âge, la musique et le goût de l’aventure entre autres, sont des points communs qui nous rapprochent. Et enfin, le capitaine, excellent marin, avec son caractère mais profondément gentil, j’ai nommé François. Dans la famille Bielle je voudrais 3 joyeux papis, une grande sœur et 2 frères…FAMILLE !
En lisant le livre qu’a écrit Olivier Peyre, le cousin de Paul, sur son tour du monde à vélo et parapente pendant 7 ans, je me rends compte de la chance inouïe que j’ai d’être tombée sur ce bateau et cet équipage si généreux, attentionné et sympathique.
Aujourd’hui, pêche d’une dorade coryphène magnifique, entre 10 et 15kg. Belle bête qui finit en ceviche et mi-cuit à la poêle. On ne va pas mourir de faim avec des quantités pareilles. Malgré la fraîcheur on ne peut plus avérée du poisson, il ne passe pas et retourne à la mer après un très bref séjour dans mon estomac. Le précepte de “Je vais bien tout va bien” n’a pas fonctionné ce soir, malgré toute ma bonne volonté. C’est pas grave. J’ai recollé 1/4 de patch, en espérant que ça m’aide. Journée calme et tranquille. Nous traversons les fuseaux horaires, ce qui est assez perturbant. Le soleil se lève vers 6h et se couche très tôt, vers 17h30, mais comme je me lève tard le matin, j’ai l’impression que les journées sont très courtes. Pour autant, je commence déjà à trouver le temps long…
26 novembre
Rien de neuf à part les toilettes bouchées cet après-midi. Un régal à déboucher à l’aspirateur… Quelques poissons volants mais toujours pas de dauphins. Ces poissons ailés rasant la surface des flots sont capables de distances étonnantes au regard de leur petite taille !
28 novembre
Un paille-en-queue survole notre vaisseau, cet oiseau blanc sublime et élégant, dont la queue se termine en 2 lames se courbant au grès du vent. Que fait-il seul ici si loin des côtes ?
L’océan est un désert liquide où le Rien se profile à perte de vue, au-delà même de l’horizon. Exception faite de notre bateau, la vie se trouve en dessous. La nature s’exprime alors pleinement à travers les différents tons de couleurs et de lumières, jeux entremêlés d’eau et de vent. Un sentiment de plénitude m’envahit sur le pont, retrouvailles émouvantes avec le sentiment de liberté absolue. Il fait beau et chaud, l’air est humide, l’eau est à 27 degrés par 18 noeuds de vent réel et 7 noeuds de vitesse. La piscine de chez mes grand-parents ayant peine à atteindre les 25 degrés en plein mois de juillet me paraît bien lointaine. Quand je croque dans l’épi de maïs au menu ce midi, des saveurs et souvenirs d’été de mon enfance passés dans la campagne béarnaise me reviennent, je repense alors à ma grand-mère. Que pense-t-elle de mon voyage de là où elle est ? Aurait-elle approuvé un périple aussi sportif, elle qui tenait le sport en horreur ? Mon diplôme en poche, elle m’aurait certainement encouragée à découvrir le monde. Elle aimait tant voyager…
La succession des jours en mer sans grande activité est propice à la rêverie. En musique qui sublime tout, mon regard part se perdre sur les flots plus ou moins tranquilles. Chaque bateau aperçu, poisson péché ou n’importe quel incident pouvant paraître insignifiant à terre devient l’événement de la journée. La nuit pendant mon quart, je ne me lasse pas de contempler les étoiles, petits joyaux lumineux parsemant l’immense et pur velour noir qui me sert de plafond. Parfois, l’une d’elles se décroche et vient fendre le ciel de sa traîne brillante.
Aujourd’hui la houle refait des siennes et Bielle roule beaucoup, à nouveau. Savoir se déplacer sur un bateau qui gîte relève d’un subtil mélange entre capacité à entrer dans la danse du bateau et bouger avec lui, en ressentant toute ondulation à venir et en l’anticipant, jusqu’à respirer avec lui, et propension à rester stable quand le bateau bouge. Tout est question d’équilibre et de proprioception. Vous devez faire une rééducation pour entorse de cheville ? N’allez pas chez le kiné, faites de la voile. “Et si vous ne savez pas quoi faire de votre temps et de votre argent, achetez carrément un voilier !” vous diront nombre de plaisanciers.
30 novembre
Nous filons plein sud depuis 2 jours, “ce devrait être notre dernier contre-quart” nous dit François. Soit. Notre cap est pointé vers le Suriname mais nous allons empanner pour remonter vers le nord-ouest ce matin. Une fois la manœuvre effectuée, “en plissant bien les yeux, on voit Marie-Galante” rajoute en rigolant notre capitaine. Celle-ci se situe encore à 950 milles nautiques, à notre vitesse, 6 ou 7 jours de navigation, on est pas encore arrivés !
Nous sommes partis de la Palma avec 2 régimes de bananes et en avons rajouté un de plus au Cap Vert. Depuis, les 2 premiers sont partis en gâteau à la banane, tarte à la banane, banana bread, gâteau chocolat-banane etc. Pour un peu, on pourrait transposer tout l’inventaire de Bubba le pêcheur de crevettes de Forest Gump à nos bananes à bord ! Depuis une semaine, on mange du poisson et des bananes, presque à chaque repas. Tout l’équipage aime sauf notre capitaine, ne mangeant pas de poisson qui le rend malade. Un comble ! Mais après 6 jours de dorade, en ceviche au citron, câpres et huile d’olive, à la mangue, mi-cuite, grillée, au lait de coco etc., j’avoue que j’ai beau raffoler du poisson, je commence à moi aussi être écœurée. “À quand une entrecôte Anne ?” plaisante Robert. En effet, 2 équipes se sont mises en place de façon informelle. Celle de la cuisine où l’on retrouve quasi systématiquement Anne-Céline et Paul, François pour le pain et parfois les autres qui donnent un coup de main, et celle de la vaisselle dont je fais moi-même partie avec Robert et Philippe. Quand les plus âgés sont aux fourneaux, on mange souvent des pâtes à la crème et bien grasses. Rien de mieux pour remplir un estomac affamé !
J’arrive désormais à vivre avec mon mal de mer. Si minime soit-il, il me tient encore loin des fourneaux. Aux prémices de symptômes, je sais ce que je dois faire et j’anticipe. Si j’ai faim, je mange, si j’ai froid, je me couvre, si je suis fatiguée, je m’allonge et si j’ai peur…non, je n’ai plus peur.
Quand je sens un gros coup de chaud, c’est qu’il faut que j’aille m’allonger quelques minutes pour que ça passe.
Grâce aux Ti-punch, nous avons aussi un gros stock de citrons, source de vitamine C. Je repense à mes cours sur le scorbut et les problèmes qu’il entraînait chez les marins jadis notamment le déchaussement des dents. Ce n’est pas prêt d’arriver chez nous, grâce au Ti-punch !
1er décembre
Les plaques de sargasses que nous croisons depuis plusieurs jours ne sont pas de bonne augure. Si l’on en trouve autant ici, qu’en sera-t-il sur les plages antillaises ? Cette algue toxique, s’étant sur-développée suite aux rejets d’engrais chimiques dans les eaux de ruissellement puis dans l’océan, prolifère en masse et envahit les littoraux. Sa décomposition entraîne une puanteur et une toxicité nocives dont on ne sait comment se débarrasser. Quand l’homme prendra-t-il conscience que le dieu argent ne vaut pas tous les dégâts qu’il occasionne ?
Pluie d’étoiles filantes cette nuit. On a fait un deal avec Anne-Céline, je ne fais pas la cuisine mais je prends 1/2h de son quart de nuit. Pas grand chose de neuf aujourd’hui. On a fini les légumes frais et on commence à manger des boîtes de conserve. On fait aussi des pronostics sur notre date d’arrivée, les 1ers étant arrivés ce matin à Marie-Galante. Parfois j’en ai marre et j’ai hâte d’être arrivée et parfois j’ai ce sentiment comme en revenant de colonie de vacances où il faut profiter de la préciosité de chaque instant avant que ce soit fini, déjà.
Sensation étrange que celle de filer sans jamais aucune pause, à la différence du vélo.
3 décembre
Vivement qu’on arrive, je suis fatiguée de faire de la proprioception avec la houle. Mes quarts de nuit, bien que moments privilégiés, sont de plus en plus durs à prendre, je suis fatiguée. Et mon deal avec Anne-Céline n’aide pas. Je n’arrive pas à récupérer pendant la journée, il fait chaud et il y a du bruit.
La nuit dernière, on a dansé la salsa avec Paul au début de son quart avant que j’aille me coucher. C’était folklorique avec le roulis mais cool. Je ne savais pas qu’il dansait et j’espère remettre ça à terre.
Une odeur nauséabonde à envahi le bateau cet après-midi, ruinant ma sieste et me laissant barbouillée pour le reste de la journée. Ça viendrait de l’évacuation de la douche du fond de cale. A explorer mais ce soir je ne sentais plus l’odeur. Le vent est chaud et humide, presque suffocant dans la cabine si le hublot n’est pas ouvert à fond.
4 décembre
Ce soir ça va mieux mais j’ai passée ma matinée à dormir. Les vagues sont de nouveaux hautes et la houle nous malmène, tous. Les nerfs sont mis à rude épreuve et les corps aussi. Ce matin, Dominique s’est retrouvé propulsé contre la porte de sa cabine qui a lâché et s’est enfoncée dans la cabine. Il aurait pu se faire très mal mais heureusement il ne s’en sort qu’avec quelques égratignures. C’est dur pour tout le monde. Même Anne-Céline en a marre et a hâte d’arriver alors qu’elle a le pied marin. Si on arrive jeudi, il ne reste plus que 2 jours à tenir, normalement.
Hier, la journée a été très rude. C’est fou comme il peut ne rien se passer de spécial pendant des jours et d’un coup, tout arrive en même temps. Il y a d’abord eu la houle plus forte, depuis 2 jours, renversant tout ce qui n’est pas fermement attaché en cuisine. Il faut alors nettoyer ce qui est tombé par terre voire recommencer à cuisiner. Dans l’après midi, Philippe a remonté un wahoo (thazard) de 10-15kg, énorme bestiau alors que tout le monde sature du poisson. Passées l’excitation et l’euphorie, il a fallu le débiter, le cuisiner, nettoyer etc. taches auxquelles je n’ai pas pu participer au vu de mon état de lutte contre le mal de mer sous forte houle depuis le matin même. Overdose de vagues, overdose de poisson, overdose de bananes dont la fin du 3em régime est en train de cuire/noircir doucement au soleil…j’en ai marre, mais qu’est-ce que j’en ai marre ! Le 1/2 patch qu’il me restait et que je ne voulais pas utiliser en me disant “maintenant ça va mieux, plus besoin” est désormais collé derrière mon oreille depuis hier soir. Dans la nuit, je me suis sentie beaucoup mieux, pourquoi ne pas avoir pensé à l’utiliser avant ?!! Ça m’aurait éviter de passer la journée d’hier au lit alors que tout le monde devait s’affairer. Des odeurs de poisson persistent et le thazard, trop gros pour nos estomacs échaudés, finira en grande partie à la mer. Quel gâchis…et en même temps rien que l’odeur du poisson même frais, me donne la nausée. Tout le monde est fatigué, exténué de cette houle qui, même si elle est signe de bon vent et d’avancement rapide à 8-9 noeuds, nous secoue dans tous les sens et nous maltraite physiquement et moralement. Après 3h de quart cette nuit pour soulager Anne à qui je dois bien ça, et un massage pour la détendre et l’aider à dormir hier, me donnant malheureusement le mal de mer (mauvais calcul), je fais donc une belle grasse matinée ce matin, entrecoupée de papotages avec Anne dans notre cabine.
Hier soir, François a affalé la grand voile et le vent est retombé un peu. Depuis, nous ne faisons plus que du 6-7 noeuds…la GV (grand voile) est de nouveau hissée ce soir mais le vent, de 21 noeuds est tombé à un timide 12-15 noeuds, ralentissant encore notre vitesse. Il reste 300 milles nautiques, normalement faisables en 2 jours. Vivement qu’on arrive ! Ce soir, je me suis mise aux fourneaux, Anne-Céline a lâché l’affaire avec les gars qui veulent manger des boîtes de conserves. J’ai donc fait du couscous en boîte, tôt. Et grand bien m’en a pris ! Ca fait un bien fou de se remplir l’estomac bien avant qu’il crie famine.
5 décembre
Ça va mieux. Hormis un manque d’hydratation, le moral est bien meilleur. Il fait beau mais il y a moins de vent, on est toujours tribord amure à 6 noeuds. Le soir, plus de gaz dans la bombonne. Heureusement qu’on arrive demain ! On sent que tout le monde à hâte d’arriver, les nerfs sont un peu à cran et la patience s’amenuise. Les quelques questions que j’ai pu poser à François sur la voile durant la traversée, abandonnant vite l’idée d’apprendre à naviguer avec lui, se sont souvent soldées par des “Lis les Glénans et on en reparle !”…merci bien. C’est un marin aguerri, capable d’être très gentil mais dont la pédagogie est fluctuante en fonction de son humeur, un noun/ours des mers en somme. Je suis partagée entre moments de félicité ou j’apprécie et d’être en mer, et mon équipage, et besoin urgent de retrouver la terre ferme sous mes pieds ainsi que mon indépendance. Il va me falloir trouver un autre bateau pour rejoindre le continent. Mais je commence à en avoir marre du bateau. J’espère que tout ira pour le mieux et que ma bonne étoile veillera.
6 décembre
Paul est le premier a apercevoir la terre dans la matinée, il prépare donc son apéro ! C’est à coups de Ti-punchs et tartines de pâté, roulés de jambon Serrano et pruneaux etc. que nous passons au large de la Désirade, première terre en vue depuis 15 jours.
Mais le vent n’est pas de la partie. On voit Marie-Galante droit devant nous mais les heures passent et nous ne nous rapprochons que très peu car le vent ne cesse de tourner, et pas dans la bonne direction. Le dernier bord que nous tirons en début de soirée voit le vent se renforcer et la terre se rapprocher.
Nous sommes en liaison VHF avec le commité d’organisation du Rallye, et téléphonique avec Véro, la seconde fille de Dominique qui vit à Marie-Galante et nous commande des pizzas pour notre arrivée. La nuit tombe et nous nous rapprochons toujours plus, l’excitation est à son comble. Il est 20h, un laser vert transperce le ciel et voilà qu’un semi-rigide vient nous accueillir dans la nuit avec l’équipe du Rallye. Un second arrive avec l’équipe de Bielle, Vero et les pizzas. C’est la fête !!! Et puis, cachée dans la nuit jusqu’au dernier moment, une annexe avec Cédric, Vincent, Emeric et Christian, membres d’autres bateaux du Rallye, nous aborde. Les trois premiers montent carrément à bord comme des pirates et nous font la fête. Quel accueil ! Les cornes de brumes résonnent à tout-va dans la baie et nous accostons le long du ponton en béton où une trentaine de personnes nous attendent. Le rhum Bielle coule à flots ce soir-là et malgré la fatigue de la traversée, la soirée se prolonge tard dans la nuit. Arriver à terre après 15 jours de haute mer, ça se fête !

Les jours suivants se passent au grès des événements organisés par le Rallye, l’accueil des derniers bateaux et les retrouvailles avec les autres équipages. Malgré ma joie à retrouver la terre ferme sous mes pieds, j’ai du mal à atterrir. Je me sens complètement déphasée et perdue autant spatialement que temporellement, tous les repères étant bouleversés en mer. C’est une sensation très étrange que celle de renouer avec le quotidien terrestre et il me faudra plusieurs jours pour reprendre mes marques. J’apprends aussi que mes amis bretons ont eu une avarie et sont bloqués au Cap Vert. La première nuit après le départ, leur bateau a tapé contre un OFNI (entendez par là Objet Flottant Non Identifié) vraisemblablement un tronc d’arbre, et ont du faire demi-tour. Ils attendent que les réparations soient finies pour repartir.
A l’heure où j’écris ces lignes, leur bateau est toujours coincé au Cap Vert, la première réparation faite là-bas n’ayant tenu que 20h. Deux d’entre eux viennent de traverser sur un autre bateau en direction de la Guadeloupe et les autres sont partis rejoindre leurs proches pour les fêtes de fin d’année. Je suis moi-même en Guadeloupe après avoir passé une dizaine de jours à Marie-Galante. Suite au prochain numéro et bonnes fêtes de fin d’année à tous.tes !
6 commentaires
Cuxac · 9 janvier 2019 à 12 h 37 min
Bravo Agnès, pour cette écriture délicate mais énergique et pleine de sensations, d’émotions et d’intériorité. J’espère que tu feras un bouquin à la fin, comme les gars de Solidream. Ne t’inquiète pas pour le financement,il y aura toujours des solutions… Enfin vraiment c’est un plaisir de te lire. Bravo et continue. Je t’embrasse fort.
Agnesninie · 30 janvier 2019 à 18 h 49 min
Merci beaucoup Michel, ton message me touche ! Je ne sais pas si j’écrirai un livre, pour le moment j’essaie de vivre pleinement mes aventures et j’ai du mal à prendre le temps de mettre à jour ce blog.
J’espère que tout le monde va bien de ton côté 🙂
Bisous
Grignard · 9 janvier 2019 à 19 h 44 min
Lire ta belle prose m’a replongé dans ma transat à bord de ria ea
Merci à+
Agnesninie · 30 janvier 2019 à 18 h 46 min
Merci 🙂
anne marie larrodÉ · 25 janvier 2019 à 17 h 28 min
bonjour
Bordenave Marie -Joe · 3 février 2019 à 18 h 10 min
Merci pour tout ces moments passés à te lire. Je suis devenue accro de ton aventure. Je vais me servir de tes photos pour que ton papy Fernand puisse faire un beau montage.
Vivement la suite de cette expédition